L’Essor du Techno-fascisme

Alors que le techno-fascisme remodèle la géopolitique, déforme la perception de la vérité et modifie même les dynamiques interpersonnelles, il est essentiel d’en comprendre les origines et les racines profondes. Ce terme désigne une alliance stratégique entre des dirigeants politiques autoritaires et une petite élite de technocrates ultra-riches—super-milliardaires ayant une mentalité et une formation technologique, exerçant une influence sans précédent sur les masses grâce à leur domination médiatique et à leur pouvoir financier illimité. Comme l’affirme l’historienne Janis Mimura, « le techno-fascisme est un autoritarisme dirigé par des technocrates qui considèrent la technologie comme la force motrice du progrès humain. » De l’Argentine de Milei aux États-Unis de Trump et Musk, une nouvelle vague d’autoritarisme à la tronçonneuse sape la stabilité mondiale. Par des réductions budgétaires massives dans les dépenses sociales et l’action climatique, l’élimination de l’aide extérieure dans les zones de guerre, et en transformant l’invasion de l’Ukraine par la Russie en une menace sans précédent pour l’Europe, le techno-populisme redessine le paysage mondial.

La Technicisation de la Société et le Rejet de l’Empathie

Parmi les aspects les plus inquiétants de ce phénomène, la technicisation du gouvernement et de la société est peut-être le plus préoccupant. Étant donné que la “technicisation” est l’antithèse de “l’humanisation”, il devient immédiatement clair pourquoi l’ennemi principal du techno-populisme est ce que les autoritaires et les technocrates qualifient avec mépris de “woke agenda”, un ensemble de politiques fondées sur l’empathie et visant à créer un monde plus juste, plus égalitaire et plus durable. Alimentée par un discours de haine agressif, la propagande mondiale de l’extrême droite nie le changement climatique, attaque l’égalité des genres, tourne en dérision la diversité et promeut une société égoïste et centrée sur le profit, fondée sur l’individualisme et les relations intéressées. En d’autres termes, elle cultive une culture narcissique dans laquelle des valeurs telles que la justice sociale, l’égalité, la tolérance, la diversité et l’écologie sont stigmatisées comme des menaces au progrès.

Les Racines Narcissiques du Techno-fascisme

Au-delà de ses implications sociopolitiques, le techno-fascisme doit être compris comme un phénomène narcissique. Les narcissiques se définissent par un sens du soi fragile ou absent, un manque d’empathie et une faible estime de soi, généralement issus de facteurs neurobiologiques et d’un soutien émotionnel insuffisant durant l’enfance. Pour compenser, ils se construisent une image d’eux-mêmes grandiose et empreinte d’un sentiment d’impunité, qui peut être manifeste (narcissisme ouvert) ou cachée (narcissisme dissimulé). Quelle que soit sa forme, cette perception déformée d’eux-mêmes entraîne un schéma compulsif de mensonge délirant, de manipulation constante et d’exploitation. Leurs interactions avec les autres sont purement intéressées et souvent encadrées par un discours victimaire. Une caractéristique clé de ce comportement est le D.A.R.V.O. (Deny, Attack, and Reverse Victim & Offender – Nier, Attaquer et Inverser Victime & Agresseur), une tactique manipulatrice utilisée par les narcissiques pour détourner la faute, discréditer les accusateurs et échapper à la responsabilité lorsqu’ils sont confrontés à une faute.

Un autre trait distinctif, propre aux narcissiques malveillants, est une pulsion destructrice inlassable. Ils détruisent par vengeance, alimentés par une envie qui rend insupportables le succès et le bonheur des autres. Ils détruisent aussi pour maintenir le contrôle, une obsession primordiale, essentielle au maintien de leur image de soi fragile mais gonflée d’orgueil. Dans le cas des leaders narcissiques sociopathes, la destruction n’est pas seulement un sous-produit de leur pathologie, mais une stratégie délibérée. Leur rhétorique et leurs actions sont conçues pour démanteler plutôt que construire, car déstabiliser les sociétés depuis une position de pouvoir leur procure la forme ultime de domination. Leur but n’est ni de gouverner, ni de progresser, ni d’œuvrer pour le bien-être collectif, mais bien de poursuivre sans relâche une validation à grande échelle, afin de compenser une honte et une insécurité profondément ancrées. En fin de compte, tous les narcissiques recherchent la même chose : une validation extérieure, l’illusion d’une importance, à n’importe quel prix.

Le Déguisement du Narcissique et son Agenda Prédateur

Compte tenu de leurs traits destructeurs, comment les narcissiques parviennent-ils à prospérer dans la société ? L’une des deux réponses à cette question réside dans une autre caractéristique essentielle : les narcissiques sont, à divers égards, extrêmement séduisants. Les narcissiques ouverts dégagent souvent du charme et du charisme, utilisant leur attrait superficiel pour manipuler et contrôler les autres. Les narcissiques cachés, en revanche, se présentent comme timides, fragiles et vulnérables, exploitant leur apparente victimisation pour manipuler leur entourage. Affamés d’admiration, les narcissiques communautaires dissimulent leur égocentrisme derrière un masque de service et d’altruisme, se présentant comme des agents du changement ou des croisés moraux. Maîtres dans l’art de feindre l’empathie, ils exploitent habilement les causes sociales pour rechercher la validation et se hisser au rang de modèles de vertu. Dans tous les cas, ils ne semblent pas être des méchants—bien au contraire. Leurs personnages soigneusement façonnés sont des outils puissants de tromperie.

La deuxième réponse est que les narcissiques sont des prédateurs machiavéliques qui anticipent l’effondrement inévitable de leur façade méticuleusement construite et s’y préparent activement. Les narcissiques sociopathes, en particulier, sont des experts dans l’art d’identifier les vulnérabilités et de les exploiter à leur avantage. Bien avant que leur masque ne tombe, ils accumulent minutieusement des informations qu’ils utiliseront comme des armes contre leurs victimes, s’assurant que, lorsqu’ils seront finalement démasqués, ils pourront riposter avec une précision calculée et impitoyable. Plus que tout, les narcissiques se nourrissent de l’empathie, la tordant jusqu’à en faire un outil de contrôle et de destruction. L’attaque sans précédent contre les valeurs fondamentales de la civilisation occidentale que nous observons aujourd’hui n’est rien d’autre que l’exécution d’un plan narcissique. En déclarant que « la faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale est l’empathie », Elon Musk révèle une vision du monde que seul un narcissique sociopathe pourrait adopter.

Le Rôle Central des Réseaux Sociaux dans le Déclin Mondial de l’Empathie

Au cours des deux dernières décennies, les réseaux sociaux ont alimenté une montée sans précédent du narcissisme, normalisant le culte de l’image de soi et promouvant une vision déformée de l’épanouissement personnel, fondée sur la réussite matérielle, la beauté superficielle et des modes de vie soigneusement mis en scène. Cette quête incessante de validation externe a éclipsé le développement personnel authentique et les relations significatives, renforçant des standards irréalistes et nourrissant la comparaison, l’anxiété et un besoin perpétuel d’approbation, souvent au détriment du véritable épanouissement et de l’acceptation de soi, et créant l’environnement idéal pour que les narcissiques se positionnent comme modèles à suivre pour les masses.

Il a également créé un terreau idéal pour manipuler la vérité et propager la désinformation, facilitant la distorsion des données factuelles et la réécriture des événements historiques. Dans ce contexte, la montée des dirigeants sociopathes et populistes n’a rien de surprenant. Leur ascension au pouvoir s’est nourrie de la frustration économique généralisée et d’un besoin individualiste de validation sociale. Dans cet environnement, les traits fondamentaux du narcissisme—manque d’empathie, ressentiment profond et obsession de soi—ont acquis une influence inédite, alimentant la vengeance sociale, le nationalisme et une rhétorique fondée sur la haine. L’hostilité caractéristique du techno-fascisme envers les politiques sociales est un sous-produit direct de ce phénomène : d’un point de vue narcissique, le bien-être personnel est perçu comme étant en conflit avec le bien-être collectif.

Plusieurs études suggèrent que l’essor des réseaux sociaux contribue à une baisse mesurable de l’empathie, en particulier chez les jeunes générations. Entre 2004 (année du lancement de Facebook) et 2025, les recherches indiquent une diminution de 30 à 50 % des comportements empathiques chez les jeunes vivant dans des sociétés fortement connectées. Une étude de l’Université du Michigan, qui a analysé les données de près de 14 000 étudiants américains, a révélé une baisse de 40 % de la préoccupation empathique depuis l’an 2000, avec une chute marquée après 2009, lorsque les réseaux sociaux sont devenus omniprésents. En Europe, une recherche de l’Université d’Amsterdam a montré que les utilisateurs fréquents de réseaux sociaux présentent des niveaux nettement inférieurs de reconnaissance émotionnelle et de prise de perspective, surtout chez les adolescents. À force d’être exposé à des contenus déshumanisants, à des cycles d’indignation et à des bulles algorithmiques, le cerveau devient insensible, rendant difficile le maintien d’une véritable empathie dans un environnement numérique conçu pour la vitesse, la comparaison et la performance plutôt que la compassion.

L’Érosion de la Confiance

Les réseaux sociaux ont joué un rôle central dans l’érosion de la confiance, fondement essentiel de la démocratie, à l’opposé de la terreur qui sous-tend les dictatures. La délégitimation systématique des organisations intergouvernementales comme les Nations Unies et leurs agences, ainsi que des médias et du monde académique, a été alimentée par un flot incessant de désinformation simpliste, biaisée et facilement assimilable. Cette perte de confiance a non seulement affaibli la foi du public dans ces institutions, mais a aussi favorisé un consensus autour de leur démantèlement. Exploitant cette défiance, les leaders populistes se positionnent en libérateurs, promettant d’affranchir le peuple de ce qu’ils présentent comme des institutions obsolètes ou corrompues.

Pendant ce temps, l’instabilité économique mondiale—marquée par l’inflation, l’endettement croissant et l’instabilité financière—offre un terrain propice à ces figures pour avancer leurs agendas. Sous couvert de pragmatisme économique, ils démantèlent les dépenses sociales, l’aide internationale et l’action climatique, redirigeant les ressources publiques vers l’expansion technologique. Ce faisant, ils accélèrent la concentration du pouvoir entre les mains des géants du numérique, consolidant un modèle de gouvernance de plus en plus dominé par l’hégémonie technologique plutôt que par la responsabilité démocratique.

L’Imposture de l’« Ennemi Woke »

La propagande techno-populiste, tout comme la vision narcissique de la réalité, repose sur le gaslighting—une technique manipulatrice au cœur de la stratégie D.A.R.V.O., où les abuseurs sèment le doute et la confusion pour déformer la réalité. Aujourd’hui, cette tactique se traduit par une guerre acharnée contre la soi-disant “idéologie woke”, une construction rhétorique qui permet aux gouvernements populistes d’écarter des problématiques réelles et urgentes comme le changement climatique, les violences de genre et les inégalités sociales.

Cette stratégie est particulièrement efficace : en niant purement et simplement l’existence de ces problèmes, ces gouvernements s’exonèrent de toute responsabilité dans la recherche de solutions. Plus insidieusement encore, elle permet un rejet total des valeurs fondamentales construites depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale—des valeurs fondées sur la coopération plutôt que sur la confrontation. À court terme, la fabrication d’un “ennemi woke” remplit un objectif immédiat : délégitimer l’opposition politique, justifier la répression des droits humains et ouvrir la voie à l’exploitation environnementale sans limite, illustrée par des slogans comme « Drill, Baby, Drill ».

L’Ascension du Techno-Féodalisme et le Règne des Algorithmes

Le techno-féodalisme décrit un nouvel ordre économique et social où les monopoles technologiques règnent en seigneurs numériques, transformant le capitalisme en un système gouverné par des algorithmes. Contrairement aux marchés libres de l’économie classique, où la concurrence et l’innovation dictaient la réussite, les plateformes numériques actuelles ont consolidé leur pouvoir, contrôlant les infrastructures, les données et même la gouvernance.

L’accès à l’emploi, aux opportunités financières et au débat public n’est plus régi par les forces du marché mais par des systèmes d’intelligence artificielle opaques, qui déterminent qui prospère et qui est relégué à l’invisibilité. Dans ce paysage, individus et entreprises ne sont plus des acteurs indépendants, mais des “serfs” piégés dans les jardins clos des empires de la Silicon Valley. Au-delà de l’économie, le techno-féodalisme étend son influence sur la politique, la culture et le comportement, imposant un monde où une poignée de corporations façonnent l’avenir de la société avec un contrôle maximal, une supervision minimale et une extraction de valeur sans précédent.

La Cosmovision comme Contrepoids

À l’opposé de ce paysage troublant, loin de la montée inexorable des sociétés hyper-technologiques, plusieurs communautés—principalement autochtones—résistent à l’épreuve du temps, préservant précisément les valeurs que le techno-fascisme cherche à éradiquer de la société occidentale. Fait intéressant, ce phénomène n’est guidé par aucune agenda politique, mais émerge naturellement d’une conviction profondément enracinée selon laquelle le véritable bien-être, tant individuel que collectif, repose sur l’harmonie, la coexistence équilibrée et la compréhension que la richesse n’a de sens que lorsqu’elle est inclusive. Aussi romantique que cela puisse paraître, de nombreuses sociétés à travers le monde ont évolué selon une trajectoire différente, offrant une référence précieuse pour un monde occidental en déclin, en quête désespérée de compréhension sur ses propres erreurs.

Un Modèle de Société Empathique

En Amérique du Sud—une région dont l’identité est façonnée par le syncrétisme et une fracture historique entre une petite élite riche et une vaste classe laborieuse—ce phénomène est particulièrement marquant. Loin du bruit polarisant de la politique contemporaine, certaines des communautés les plus emblématiques de la région cultivent une vision sociale fondée sur la cosmovision et intègrent naturellement les mêmes valeurs que les sociétés occidentales—et en particulier l’Europe—luttent aujourd’hui pour préserver. Dans l’Altiplano andin, des communautés matriarcales vivent en symbiose respectueuse avec la nature, honorant l’égalité des sexes à travers la Pachamama, qui affirme le rôle central des femmes dans la société. Dans la région caraïbe de la Colombie, la résilience climatique se mêle au réalisme magique, définissant un mode de vie basé sur l’adaptation et la coexistence avec des conditions météorologiques extrêmes. Pendant ce temps, les communautés gauchos en Argentine perpétuent des valeurs telles que la solidarité, la justice sociale et l’égalité, incarnant l’héritage historique qui a autrefois libéré l’Amérique du Sud du colonialisme.

Des Leçons Venues des Marges de la Modernité

Les séries Ahícito Nomás, Macondo et The Land of Never After, ainsi que leurs campagnes associées, explorent l’égalité des genres, la résilience climatique et la justice sociale du point de vue de ces communautés, offrant une perspective alternative sur l’intégration réussie de ces valeurs. La société occidentale a-t-elle quelque chose à apprendre de ces communautés ? Le progrès technologique a-t-il un sens s’il ne sert pas le bien commun ? Un progrès est-il possible sans une vision empathique de la société ? L’extrême richesse d’une élite peut-elle bénéficier à la société si elle n’est pas correctement redistribuée ?

Alors que le techno-fascisme continue de diviser notre monde, ces questions—et bien d’autres encore—se posent. Les réponses que nous nous donnerons détermineront la manière dont nous évoluerons en tant que société globale.